livre I
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Après une chasse endiablée à travers les recoins de Stormpoint, l'armée de simulacres ralentit le pas, se figeant pour observer les Légendes fuir à bord des vaisseaux qui étaient venus à leur secours. Sur le toit d’un des bâtiments de la zone de fuite, les clones s’écartèrent pour laisser place à leur original, porteur du code source, qui regardait les vaisseaux disparaître au loin, perdu dans son monologue interne :
"Ça faisait longtemps que je ne m'étais pas autant éclaté, quel pied..." se dit-il avant de baisser son regard vers le bocal et son précieux contenu. "Et maintenant ?"
Cette question, malgré sa simplicité, était probablement la plus importante qu’il avait à se poser. La vitre du conteneur était brisée, mais son code source était intact. Ni le temps ni les assauts de Loba n’avaient laissé la moindre trace sur ce visage, son visage. Et ses yeux… À mesure qu’il les regardait, ils lui semblaient de plus en plus vivants. Une sensation vague le traversa, sans qu’il ne puisse l’identifier. Il resserra son étreinte :
"Bon sang, c’est réel... Tu es vraiment là." pensa-t-il tout bas, encore décontenancé par cette situation inédite."J’en ai passé du temps à rêver du jour où quelqu’un te ferait enfin éclater la cervelle..."
Il marqua un temps de pause, comme s’il attendait une réponse de cette tête décapitée.
"C’est presque arrivé, tu sais. Et tu étais aux premières loges... Est-ce que tu t’en rends seulement compte, hein ? De à quel point j'avais envie que ça arrive..."
Sa voix dérailla légèrement, noyant son dernier mot dans le doute de ses propres sentiments. Il fit silence un instant pour remettre un peu d’ordre dans sa tête.
"Mais… Maintenant, tout a changé."
Autour de lui, et sans même qu’il ne s’en rende compte, les clones s’amassaient silencieusement, comme si chacun d’eux était conscient qu’en ce moment même, la douleur qui passait dans la tête de leur original pouvait à tout moment mettre fin à leur existence. Spectateurs, ils attendaient sa décision avec la volonté de ne pas l’influencer. Cette volonté attira l’attention de Revenant, qui releva le regard :
"Je les sens tous. Tu peux les sentir aussi ?"adressa-t-il à son interlocuteur muet.
"Ils ne sont plus seulement des pantins vides qui attendent que je les incarne..." continua-t-il en laissant son regard vagabonder d’un clone à l’autre, les observant en retour. "Ils pensent comme moi, ils bougent comme moi, ils parlent avec ma voix. J’devrais détester ça mais pour la première fois depuis un sacré bout de temps, je me sens... connecté."
Alors qu’il croisa le regard d’un de ses clones, il se rendit compte de la profondeur de cette connexion :
"Je les regarde et je vois à travers leurs yeux, tout ça à la fois..."s’émerveilla-t-il en plongeant dans le miroir infini de ses myriades d’yeux qui lui appartenaient. "Et je vois... Oh oui, je vois la beauté de ce que nous sommes."
Un sentiment d’euphorie traversa leur esprit à tous, comme une pensée commune, une conscience collective se réjouissant à l’unisson dont le rythme était donné par le premier d’entre eux. Le calcul était simple : si à lui seul il avait pu terrifier ces sacs de viande, libre et accompagné d’une armée, il devenait l’entité la plus dangereuse des Outlands. Et alors qu’il rêvait déjà de l’enfer qu’il ferait pleuvoir sur le Syndicat, sur Hammond et sur quiconque lui avait cassé les pieds ces dernières décennies, un détail vint le ramener à la réalité :
"Mais toi, dans ce bocal, tu es la seule faiblesse qu’il nous reste, et tu le seras tant que tu resteras à portée des sacs d’os."
Se rendant soudain compte de la situation, il se redressa et parcourut son environnement du regard. Cela faisait quelques minutes maintenant que les vaisseaux avaient quitté la portée de ses capteurs, et par la même, son esprit trop occupé par le flot de ses pensées.
"Je dois y remédier. Partir, et les emmener tous loin d’ici. Quelque part, en sécurité et hors de portée. Je ne sais pas ce que je vais faire d’une armée, mais c’qui est sûr, c’est que je ne laisserai plus aucun sac d’os prendre mes décisions à ma place."
"Et ?"
Revenant sursauta. Son monologue interne avait duré si longtemps et l’avait amené si profondément dans sa propre tête qu’il en avait oublié que ses jumeaux étaient doués de parole. Celui-ci, en particulier, il s’en souvenait. C’était celui qui avait transpercé Silva pour lui. Son blindage était percé sur le pectoral droit et fissuré à plusieurs endroits, ce qui laissait penser qu’il s’en était donné à cœur joie contre les Légendes.
"Qu’est-ce qu’on fait ?" demanda son homologue tout de blanc serti.
"Ahem !" s’éclaircit-il avant de lui lancer par-dessus son épaulière : "D’abord, on loot."
Avant même qu’il continue de parler, les clones s’étaient mis en marche, cette fois avec bien moins d’enjouement que lorsqu’ils pourchassaient les Légendes.
"J’aurais p’t’être dû le laisser parler un peu plus longtemps, mais je suis sûr qu’en grattant ça et là, on devrait trouver ce que Silva voulait faire d’une armée de nous."
La planque fut retournée dans sa globalité en quelques dizaines de minutes. Le nombre de bras disponibles à la tâche accélérait grandement le travail. Ils emportèrent chaque clé USB, chaque disque dur, chaque tablette, chaque bout de papier qui avait l’air vaguement cohérent.
"Et puis, j’ai encore cette saleté de vaisseau."
Il y a quelques mois de cela, alors qu’il était encore persuadé que son code source flottait quelque part entre Olympus et Gridiron, il avait convaincu le sergent Williams de l’aider à le détruire en échange d’un voyage à ses frais vers sa planète natale. Il avait dépensé des millions dans ce rafiot, et plus encore pour le remplir de carburant et de vivres pour cette petite ingrate. Il soupira.
"J’avais prévu de l’écraser sur la prochaine histoire d’amour de Loba, mais je pense qu’ajouté aux Widows que l’on a empruntés à ce généreux mais feu Silva, il suffira à nous transporter tous, ainsi que ce qu’on dénichera sur ces îles."
Et alors que le transporteur se posait au bord de la plage, déployant sa rampe pour accueillir son chargement, Revenant se retourna vers ceux qui étaient restés autour de lui pour l’écouter penser.
"Au boulot", ordonna-t-il, "l’horloge tourne et je veux qu’on soit partis avant que ces crétins ne reviennent avec des renforts."
Obéissant aux ordres, les clones rejoignirent les autres à la tâche, tandis que Revenant s’installait dans le cockpit. En quelques heures à peine, Stormpoint et les îles alentours avaient été pillées de fond en comble avec une efficacité redoutable, et dans la lumière orangée du coucher de soleil, les vaisseaux décollèrent.
Spear — c’est ainsi que Revenant surnomma celui qui avait transpercé Silva — s’avança sur la passerelle en direction du cockpit pour rejoindre son original et l’informer du bon déroulement de l’opération.
"On a tous quitté l’atmosphère. Pas de pertes, pas suivis."
Il parlait simplement, efficacement, et cela convenait parfaitement à son interlocuteur.
"Bien." répondit-il tout aussi simplement, encore une fois perdu dans le regard bleu de son code source qu’il tenait sur les genoux.
"Ça fait un moment que t’y cogites... T’as fini par décider où on irait ?" interrogea Spear. "Est-ce qu’on a vraiment le choix, mh ?" répondit Revenant, en lui confiant le code source.
Et alors que le balafré récupérait le précieux contenant avec une délicatesse à peine imaginable de la part d’un robot tueur, son maître continua tout en tapant quelque chose sur le clavier de l’unité de navigation :
"C’est le seul endroit où on sera en totale sécurité, parce que personne d’ici n’aura les tripes de nous y suivre, et personne de là-bas ne nous balancera."
Il valida sa commande, et dans une turbulence caractéristique, le pilote automatique redirigea le vaisseau vers la destination qui s’affichait maintenant devant eux. Aux frontières des Outlands, cachée dans le système Cronus, au cœur d’une nébuleuse mortelle, une planète noire, balafrée de lave, de chaines de montagnes redoutables et d’océans d’un rouge de sang : Tartarus. Maintenant qu’il y pensait, c’était effectivement évident...
"On rentre à la maison."
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Une alarme déchira la nuit.
Dans un couloir baigné dans l’alerte d’une lumière rouge et le brouhaha des bottes, Emy se hâtait. Ses cheveux étaient noués à la hâte, ses vêtements froissés, et son visage figé d’un mélange de peur, d’incompréhension et de colère. Elle remontait la voie vers la zone de défense, à contre-courant des pilotes qui rejoignaient leurs machines.
Ça n’annonçait rien de bon.Lorsqu’elle poussa la porte du centre de commandement, c’était l’effervescence. Les opérateurs sortis du lit rejoignaient ceux qui étaient restés de garde et, alors que l’heure était à regagner son poste, tout le monde se tourna vers la commandante Azul, qui exposa son brief d’une voix forte et intelligible :
"Écoutez-moi. À 03:46 ce matin, les veilleurs en charge du troisième quadrant de tous les Monolithes ont repéré et confirmé la présence d’une perturbation dans le flux du Styx. Il ne s’agit pas d’un exercice, ni d’une collision chaotique habituelle, mais bien d’un corps qui avance depuis l’extérieur de la nébuleuse, droit vers notre système. Droit vers nous."
Des chuchotements agitèrent les opérateurs, les mêmes qui envahissaient les pensées d’Emy. Pourquoi ? Cela faisait plus de trois cents ans que les Outlands les avaient trahis, trois cents ans qu’ils les avaient isolés du reste de l’humanité en éboulant les voies du Styx pour les prendre au piège et les laisser pour morts.
La voix de la commandante l’extirpa du flot de ses pensées alors qu’elle continuait :"Dû aux interférences de la nébuleuse, il nous est impossible d’identifier clairement la nature de l’envahisseur. Sa poussée et la trajectoire des astéroïdes perturbés par son passage nous laissent penser qu’il s’agit d’un vaisseau de grand gabarit, mais dont la classe nous reste inconnue.
Votre mission : l’identifier dès qu’il aura percé la rive, puis établir le contact. Je veux savoir à qui on a affaire au plus vite.""Oui, Commandante Azul !"
"Oui, Commandante !"
"Bien reçu, Commandante !" répondirent les opérateurs avant de se retourner vers leurs postes."Emy."
"Tima, on est attaqués ? Est-ce que je dois rassembler le conseil ?"
"Attendons d’en savoir plus. Ça pourrait être une attaque, comme ça pourrait être un vaisseau en perdition. Quoi que ce soit, les chasseurs et leurs essaims sont déjà en route pour l’intercepter."Face à la mine inquiète de sa cadette, la vieille lionne continua :
"Je t’ai donné ma voix pour l’intendance, tu sais ?" lui dit-elle en souriant. "J’ai une pleine et entière confiance en toi pour prendre soin des habitants de Penumbra.
À ton tour d’avoir confiance en moi pour les défendre.""Percée de la rive dans 20 secondes !"
La commandante s’avança sur le pont, secondée par l’intendante, toutes deux faisant face aux écrans. La mise à jour des données balistiques, la caméra embarquée des chasseurs, le retour caméra et capteurs des essaims de drones… toutes les informations pertinentes s’étalaient sous leurs yeux aiguisés.
"10 secondes !"
"Où en est le relais de communication ?"
"En place et redondé, commandante !"Elle gratifia l’opératrice d’un hochement de tête approbateur.
"5… 4… 3… 2… 1… Percée de la Rive du Styx !"
Dans un jaillissement de roche et d’éclairs, un bombardier léger et une flotte de transporteurs firent irruption dans le système Cronus, sous l’œil acéré et stupéfait des chasseurs et de ceux qui observaient le retour de leurs caméras.
Le vaisseau-mère avait perdu un réacteur, et l’état calamiteux de sa coque témoignait de son rôle d’ouvreur de voie lors de cette périlleuse traversée.
Restait-il seulement des survivants dans cette carcasse éventrée ?Soudain, l’opératrice en charge d’établir la communication fit volte-face, implorant l’attention de la commandante d’une main levée, l’air confuse.
"Eh bien ? Votre rapport ?" interrogea Azul.
"Je… je ne comprends pas. Leur vaisseau-mère a envoyé une requête avec un identifiant de chez nous…"
"Signé de quel nom ?" demanda Emy.
"C’est un identifiant de l’ancienne base de données… on ne signe plus comme ça maintenant, donc c’est probablement une erreur de—"
"Quel nom ?!" interrompit l’intendante."Kaleb Cross."
La voix qui avait retenti n’appartenait à personne se trouvant dans le centre de commandement. C’était une voix d’homme, rauque, carnassière, qui semblait émaner de partout à la fois, tandis que les écrans glitchaient de noir et de rouge, semblant laisser apparaître comme des yeux qui observaient la pièce et ses occupants.
La commandante Azul ne tressaillit pas, et, d’un ton ferme, apostropha l’intrus qui avait, semble-t-il, posé ses yeux sur elle :"Soyez attentif, car je ne me répéterai pas : vous avez pénétré sans autorisation sur le territoire Tartari. Je suis la Commandante Fatima Azul, et je vous conseille de m’expliquer qui vous êtes et ce que vous fichez ici de manière claire et concise, ou vous et votre flotte irez ajouter vos débris au flux du Styx."
"Clair et concis, hein ? Heh… Comment ça allait, déjà ?
À enfant de Tartarus, ni le temps ni la distance ne prive du droit de réclamer sa place au sein du Monolithe qui l’a vu naître.
Eh bien, voilà. Je suis Kaleb Cross, né parmi les ombres, et je réclame mon droit de revenir.""Kaleb Cross est mort il y a trois siècles." intervint Emy, sur laquelle se posa la multitude de regards désincarnés.
"C’est exact."emphasa-t-il d’un silence, avant de poursuivre :
"Après ma mort, Hammond s’est emparé de mon corps. Avec, ils ont créé une machine, un sim—"
"Un simulacre…" interrompit Emy.L’entité dans l’écran sembla pencher la tête, perplexe, tandis que les personnes présentes la regardèrent, interloquées. Comprenant leur désarroi, elle continua :
"Dans les archives d’avant l’Ère de Solitude, on trouve des documents classifiés de Hammond, et de leur course à l’immortalité.
Parmi leurs projets secrets, il y avait celui de transférer l’esprit dans des corps robotiques, pour les préserver de la mort.""Je vois que nous avons une experte." félicita-t-il, amusé.
"Étonnant, mais exact.
On me connaît sous le nom de Revenant, et je suis le simulacre de Kaleb Cross."Le temps sembla se suspendre.
Était-ce seulement possible, ou était-ce un piège ?
C’est la question qu’Emy lut dans les yeux de Tima quand celle-ci se retourna vers elle, l’air inquiète pour la première fois depuis le début de l’opération.
Après un instant de réflexion, Emy prit ce qui était probablement la décision la plus risquée de sa vie."J’accorde le droit de retour." dit-elle dans un souffle.
"Emy…"
"Commandante, tous les vaisseaux viennent de désactiver leurs armes et boucliers !" s’exclama un opérateur dont l’écran était revenu à la normale.Tima ferma les yeux et soupira.
Un mauvais pressentiment se lisait sur son visage, mais elle se devait de faire confiance au jugement de sa cadette."Envoyez les remorqueurs. Je veux que chacun de ces appareils soit escorté vers nos hangars et inspecté de proue en poupe.
Armes, munitions et équipements de guerre vous seront confisqués.""Confisqués ? Commandante, ce sont des cadeaux. Je n’allais quand même pas revenir les mains vides après trois cents ans…"
dit-il d’un ton amusé.Malgré elle, la vieille cheffe de guerre esquissa un sourire, remarqué par Emy… mais pas que, à en croire le petit rire satisfait de leur interlocuteur.
"Nous vous envoyons également une navette. J’ai beau y réfléchir, je ne vois pas comment expliquer la situation au conseil sans vous avoir sous la main."
déclara Emy pour couvrir la gêne de son aînée."Ehr… soit." grogna-t-il en levant les yeux au ciel.
Elle sourit à son tour alors qu’il mettait fin à la communication. Si ce n’était pas encore le cas, maintenant elle en était sûre : Revenant était bien un des leurs.
Après un petit flottement, l’ambiance dans la salle de commandement se détendit. Mais malgré les soupirs et la propagation de chuchotements soulagés, Tima adressa sa réserve :"S’il est bien celui qu’il prétend être, c’est un tueur."
"Mhm. Le plus violent et le plus prolifique qui soit né sur Tartarus."Le devoir l’appelant, Emy tourna les talons en direction de la porte. Il fallait maintenant qu’elle s’applique à trouver la bonne formule pour annoncer à une assemblée des plus hauts responsables de Tartarus le retour d’un fantôme du passé.
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Il était très inhabituel pour le conseil de se réunir à des heures aussi matinales, mais cela ne les empêchait pas, comme à leur habitude, de débattre bruyamment dans le symposium.
"Et qui nous dit que cet individu est qui il prétend être, d'abord ?"
"Emy a vu quelque chose en lui. Elle s'en porte garante, ça devrait te suffire."
"Emy est jeune ! Elle accorde sa confiance trop facilement."
"Et toi, tu es vieux et beaucoup trop craintif."Ces mots, et la chamaille qu'ils précédaient, eurent tout le loisir de résonner le long du couloir que remontaient Emy et son invité. De plus en plus tendue à mesure qu'ils avançaient, elle lui posa elle-même la question :
"Est-ce que j'accorde ma confiance trop facilement ?"
"Si c'est le conseil qui le dit..." répondit-il, appuyant sur l'ironie.Elle sourit et leva les yeux vers lui en pensant trouver un regard complice, mais il ne la regardait pas. Revenant marchait proche des murs, happé par la texture fluide qui les animait. Semblable à une lave noire coulant à l'infini, ils étaient sertis de noms en lettres d'or qui apparaissaient et disparaissaient sous les flots silencieux et le regard fasciné du simulacre. Emy, touchée par son intérêt, s'approcha du mur à son tour.
"Kaleb Cross", murmura-t-elle d’un air solennel en laissant sa main effleurer délicatement le mur.
Le nom invoqué apparut là où étaient passés les doigts de l’intendante, scintillant d’une lumière orangée. Elle toucha alors la lueur, et sur le mur fut projeté un mémorial. Quelques mots pour rappeler son histoire, des titres, des hommages écrits, des références d’archives, mais surtout, un élégant portrait de lui tel qu’il était autrefois. Il grogna, et détourna le regard.
"Mes excuses", s’empressa Emy, qui avait peur d’avoir commis un impair. "Je pensais que c’était ce que vous cherchiez."
Il ne répondit pas.
Il était difficile pour Emy de décrypter les émotions du simulacre. Tantôt curieux, tantôt taciturne, elle le sentait surtout méfiant et prudent. Plus elle observait son comportement, moins il ressemblait au Kaleb Cross qu’elle avait étudié. Paradoxe étant, moins il ressemblait au Kaleb Cross des archives, plus il lui semblait réel.Lorsqu’elle arriva au niveau du voile qui séparait le couloir du symposium, elle l’écarta et entra. Les membres du conseil se retournèrent vers elle, pressés de l’interpeller sur la situation, mais leurs mots se dérobèrent lorsque Revenant pénétra le voile à son tour, se redressant de toute sa hauteur jusqu’à perdre son visage de métal au-delà des lumières adoucies de la pièce, ne laissant que ses yeux rouges percer les ombres.
"Q... Qu’est-ce que c’est que ça ?" bégaya un petit homme bedonnant et dégarni qui trébucha sur un siège en reculant de peur.
"Vous avez évidemment lu la note d’information que je vous ai transmise au sujet des Simulacres, conseiller Capelle ?" réagit immédiatement Emy, affichant d’un geste ladite note sur l’écran sans même tenter de cacher son agacement, tandis que d’autres conseillers jetaient un œil se voulant discret à la note en question. "Vous savez donc déjà à qui vous avez affaire."
Un murmure courut parmi le conseil. "Kaleb Cross ?" "Le prince Régicide ?" "Le boucher ?"
Une femme se leva, leur adressant un regard noir en réponse à leur manque de savoir-vivre, puis s’avança vers l’intendante et son invité. Après un petit hochement de tête approbateur en direction d’Emy, elle s’avança vers Revenant."Bienvenue chez vous, Kaleb.", commença-t-elle en inclinant légèrement le chef sans le quitter des yeux. "Je suis Sibo Kissling, 215ᵉ représentante du préceptorat de Tartarus."
"J’ai connu un Kissling, autrefois.", répondit-il vaguement en cherchant à se souvenir du Kissling en question.
"Oui. C’était un maître d’art.", aida la conseillère en esquissant un sourire amusé.
Revenant pencha la tête. Il lui fallut un instant pour se rendre compte de qui il était question, mais chacun dans la salle sut exactement à quel moment l’information lui revint. Sa réaction, silencieuse mais parlante, engendra un gloussement chez son interlocutrice.
"Il avait la réputation d’être aussi hautain qu’il était mauvais pédagogue.", entama-t-elle avant de continuer d’un ton plus sérieux : "Ceci étant, si la perte de cet aïeul n’eut pas de grandes conséquences, il me semble que son meurtre avait alerté vos contemporains sur votre... nature."
"Sibo...", supplia Emy, qui cette fois pouvait parfaitement sentir son invité s’impatienter.
"Ne te méprends pas, Émerlade. Je fais entièrement confiance à ton instinct à son sujet, mais regarde-les.", dit-elle en désignant ses confrères, pour la plupart prostrés au fond de la salle, comme s’ils essayaient de mettre le plus de distance possible entre eux et le simulacre. "Ils sont terrifiés, et à raison."
Elle envoya un flux de données sur l’écran principal, recouvrant la note d’Emy pour afficher un collage d’archives concernant Kaleb Cross et ses exploits passés. Des notes, des articles, des vidéos d’information se superposaient, noyant l’écran d’itérations le concernant.
"Kaleb Cross était peut-être un prince de Tartarus, mais c’était surtout un tueur violent. Probablement le plus violent qu’ait connu notre peuple. Si..." Elle jeta un œil à ses propres notes. "Si Revenant est bien l’incarnation de celui qui nous a été enlevé dans les Outlands, alors il est primordial de rappeler sa nature avant toute chose."
Certaines voix acquiescèrent derrière Sibo : "C’est vrai." "Restons prudents..." "Et n’oublions pas son ascendance !"
Revenant, lui, ne répondit rien. Il se contenta d’avancer vers l’écran pour faire face à ce qui y était affiché. Emy nota que cette fois, il ne semblait pas gêné le moins du monde d’observer son reflet passé. Il lisait les articles et posait volontiers son regard rouge sur des clichés de lui pris au milieu de l’horreur qu’il avait perpétrée tout au long de sa vie. Décontenancée par son silence, Sibo l’interrompit dans sa contemplation :"J’espère que vous comprenez nos appréhensions."
"Je me fiche de vos appréhensions."Alors qu’il avait mesuré jusqu’à présent le poids de ses mouvements de sorte à paraître le moins hostile possible, il s’était cette fois retourné vers Sibo avec la violence d’un rapace fondant sur sa proie. Ni elle, Emy, ni aucun membre du conseil n’eurent d’autre choix que de reculer, acculés par l’ordre qu’intimait le langage corporel du simulacre.
"Pensez-vous que j’ai fait tout ce chemin pour ça ?"
"Si je vous ai offensé, je—"
"Ai-je vraiment traversé la mort, l’esclavage, la torture et l’humiliation, franchi le Styx en sacrifiant une partie de mon armée, tout ça pour devoir prendre des pincettes avec une bande de bureaucrates aux pudeurs de gazelle, sacs d’os je-ne-sais-combième représentants d’un conseil qui n’aurait jamais vu le jour sans ça !", cracha-t-il en lançant son doigt vers l’écran.L’écran vira au rouge, arrachant à la mémoire de Tartarus des images floues, anciennes, montrant un enfant se battre à mort avec un homme, puis s’acharner sur son aîné vaincu. Emy attrapa le bras de Sibo, lui intimant de ne plus rien dire alors qu’elle était elle-même pétrifiée à l’idée de ce qui pourrait arriver. Pour la première fois depuis qu’elle avait pris sa décision, elle douta de son bien-fondé, de son instinct, de si elle sortirait même d’ici vivante. Qu’est-ce qui lui avait pris de congédier les gardes ! Revenant laissa infuser ces images dans les esprits. Le sang qui s’échappe du vaincu, l’enfant qui jette la couronne...
"Vous êtes les héritiers de cette violence.", dit-il alors d’un ton plus calme, presque solennel, alors que l’écran n’affichait plus rien d’autre que de la neige statique qui soulignait sa silhouette décharnée. "Comme moi."
Ils restèrent silencieux comme des tombes à l’ombre du simulacre qui les fixait. Son attitude était illisible pour le conseil, d’autant que lui-même ne savait plus quoi éprouver. Était-il vraiment en colère, ou simplement écœuré, déçu de les voir se plier si docilement à sa colère alors qu’il avait à peine levé la voix ? Il sentait leur peur, mais la peur n’expliquait pas tout. Pourquoi ne se défendaient-ils pas de lui ? Alors qu’il se perdait dans ses questionnements, Emy se redressa, ce qui eut l’effet d’attiser son intérêt.
"J’ai accepté de vous accueillir.", répondit Emy, qui peinait à reprendre l’ascendant sur sa peur. "Non pas par respect pour nos lois, votre titre, ou l’héritage que vous nous avez légué, mais parce que j’avais la foi. J’ai passé ma vie à étudier l’histoire, en particulier la vôtre. Quand vous êtes apparu, j’ai su que vous ne feigniez pas. J’ai eu foi en vos souffrances et en notre capacité à vous comprendre, et si vous nous le permettiez, à vous aider."
Elle se redressa pour faire face au tueur, le regardant dans les yeux.
"Mais qu’en est-il de vous ?"Il ne répondit pas.
"La jeune parle bien", pensa-t-il, et il ne voulait pas l’interrompre dans son élan de courage et d’éloquence. Il voulait savoir où elle voulait en venir, et allégea donc la pesanteur de sa présence pour la laisser revendiquer la sienne."Vous avez connu l’esclavage et la torture, nous avons connu la famine et la maladie. Nos conseils ont permis au peuple de survivre, et tout le monde mange aujourd’hui à sa faim, mais la maladie nous tue toujours. Chaque génération naît moins nombreuse, moins vigoureuse, et meurt plus tôt que la précédente. Tartarus nous tue, inexorablement, comme elle l’a toujours fait."
"Qu’attendez-vous de moi ?"
"De la patience, pour commencer.", reprocha-t-elle en réajustant sa tenue. "Et le droit d’étudier votre fonctionnement pour en faire bénéficier nos concitoyens."
"Quoi ?!"Emy prit une inspiration, persuadée d'avoir déclenché une nouvelle crise de colère du simulacre. Les lames sur son dos s'étaient redressées, et ses yeux rouges la transperçaient comme des lames. Mais elle connaissait ses arguments. Elle les préparait dans son esprit, comme les javelots d'une joute verbale qu'elle ne manquerait pas cette fois de combattre. Mais une fois de plus, il la prit de court.
"Marché conclu." se contenta-t-il, sobrement.
"V... Vraiment ?" bredouilla Emy, qui tilta si fort qu'elle faillit en perdre ses lunettes.
"Tartarus s'offre à moi, je m'offre à Tartarus." dit-il, l'air blasé. "C'est un marché conclu bien avant votre naissance... et la mienne, à vrai dire."
À ces mots, Emy se sentit sale. Elle qui avait toujours milité pour l'égalité et le traitement juste de chaque citoyen se retrouvait malgré elle à perpétuer la plus indigne des traditions de Tartarus : soumettre les princes et leurs corps au nom de l'intérêt commun. La honte qui l'écrasait lui fit totalement occulter le changement soudain de ton chez son interlocuteur. Déconfite, elle ne pensait plus à présent qu'à faire amende honorable.
"Je... je jure que vous serez traité avec la dignité qui incombe à votre–"
"Contentez-vous de me donner ce que je veux." interrompit-il avant de tourner les talons vers la sortie du Symposium.
La gorge de l'intendante se serra. Elle qui pensait apprivoiser une relation de confiance avec un témoin vivant – ou presque – de leur histoire, se retrouvait empêtrée dans une position transactionnelle, hors des valeurs humanistes qui étaient les siennes. Son devoir envers son peuple l'y obligeait, mais elle ne put s'empêcher d'imaginer son nom s'ajouter aux artisans des horreurs de l'histoire de Tartarus.
Elle fixait les plaques de son dos alors qu'il disparaissait dans l'ombre du couloir, se demandant si elle parviendrait un jour à regagner sa confiance, ou si certains des plus horribles petits secrets de Tartarus viendraient à lui avant qu'elle n'y parvienne.
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Ecriture en cours
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Rien à signaler par ici… pour l’instant.